Altaïr n’était pas un poulain comme les autres. Né d’un père champion de sa catégorie, il avait vu le jour dans un haras de grande renommée. Il s’entraînait dur sous la direction de ses parents. Déjà pour son jeune âge, il avait remporté plusieurs courses hippiques. À n’en point douter, il présentait les qualités d’un futur champion. Un jour, lors de sa promenade quotidienne, il décida de s’éloigner du lac qu’il avait l’habitude de contempler. Arpentant un sentier verdoyant, il tomba nez à nez avec un vieux mulet.
  • Bonjour, dit le mulet.
  • Bonjour monsieur, répondit le poulain.
  • Tu ressembles étrangement à un vieil ami à moi. Ne serais-tu le fils de…
Le mulet poursuivit en faisant semblant de chercher un prénom.
  • Oh… ma mémoire me fait défaut.
  • Je suis le fils de Nash, le champion de cette écurie, répondit fièrement le poulain.
  • Oui, bien sûr ! Ce bon vieux Nash. Comment va-t-il d’ailleurs ?
  • Il va très bien. Dimanche dernier, il a encore remporté le premier prix. C’est le meilleur.
  • Tu dois drôlement être fier de ton père. J’imagine que tu t’entraines avec lui sur la piste principale, n’est-ce pas ?
  • Oui, et j’ai déjà remporté 10 courses, répliqua le poulain avec enthousiasme.
  • Eh bien, moi, je n’ai jamais eu cette chance. Lorsque je m’entraînais sur la piste secondaire, les autres poulains me regardaient avec mépris. Quand je gagnais, ils ne m’adressaient plus la parole.
Le jeune équidé était surpris d’entendre qu’un mulet eut été entraîné, même sur la piste secondaire. Mais dans son innocence, il le crut. Il ne savait pas que ce vieux bougon haïssait les chevaux. Il détestait les voir, avec leur allure altière, se pavanant sur les champs de courses, s’élançant comme des animaux princiers en quête de leur royaume. Lui, personne ne lui avait permis de concourir alors qu’il en mourait d’envie. Le mulet poursuivit.
  • N’y en a-t-il pas qui ne t’adressent plus la parole lorsque tu remportes des victoires ?
  • En fait, il y en a bien quelques-uns qui…
  • Bien sûr ! Ça commence toujours comme cela.
  • Quoi donc ?
  • La jalousie. Ils ne te le diront pas, mais ils t’envieront, ils voudront te voir échouer, ils iront même jusqu’à te détester. Regarde ce qu’ils m’ont fait. Avant, j’étais un grand champion comme toi, mais un jour, alors que je venais de gagner un 900 mètres, ils m’ont offert un verre d’eau fraiche pour me féliciter. Depuis ce jour, j’ai été transformé en mulet.
Le poulain effrayé lui demanda :
  • Pourquoi t’ont-ils empoisonné ?
L’hybride répondit avec rage.
  • Parce qu’ils étaient jaloux. Tout simplement. Mais qu’est-ce qu’ils croyaient quand ils se pavanaient avec leurs crinières de soie, ou qu’ils se dandinaient avec leurs démarches princières, leur queue de cheval ondulant comme la chevelure d’une belle demoiselle. Ils me regardaient comme si la terre leur appartenait
Reprenant son calme, il poursuivit d’un voix douce.
  • Fais attention mon garçon, ils te feront du mal. Ils chercheront la moindre occasion pour te faire échouer. Ils sont certainement déjà envieux de te voir réussir.
Le mulet fit mine de pleurer.
  • À quoi cela sert-il d’avoir du succès si c’est pour être détesté ?
Le poulain reparti effrayé. Il méditait sur ce qu’il venait d’entendre. Il se demandait si son talent pourrait le conduire à autant de peine. S’imaginant le pire, il visualisait des scènes ou tous le regardaient avec haine. Il rentra à l’écurie submergé par la peur, affaibli par l’angoisse, il s’endormit. Le temps passa depuis cette entrevue avec le mulet. Depuis lors, le poulain n’avait plus remporté aucune course. Ses frayeurs le paralysaient. Un jour, alors qu’il soupirait au bord du lac, une colombe vint à sa rencontre.
  • Pourquoi te lamentes-tu ainsi ? demanda la colombe.
  • Je ne réussis plus à gagner.
  • Il n’y a rien de grave à perdre une course lorsque l’on a donné le meilleur de soi-même.
  • Justement, je n’arrive plus à donner le meilleur de moi-même. Lorsque le départ est donné, je m’élance de toutes mes forces, je file sans regarder derrière moi, je galope à toute vitesse. Dès que j’aperçois la ligne d’arrivée, je me mets à trembler, mes forces m’abandonnent, je ne maitrise plus ma foulée, mes adversaires me dépassent et je me retrouve quatrième, parfois cinquième de la course.
Le vieux mulet, caché derrière un buisson, esquissa un sourire de satisfaction. La colombe reprit.
  • Alors tu es médiocre par peur d’être le meilleur ?
  • Je suis médiocre par peur d’être détesté.
  • Puis-je te poser une question ? Tes échecs ont-ils rendu tes concurrents plus gentils avec toi ?
  • Non, maintenant ils se moquent de moi.
  • Tes victoires les rendent jaloux et ils ne te respectent plus à cause de tes échecs.
Tandis que la colombe parlait, des nuages gris se formèrent au-dessus du lac. Des éclairs lointains apportaient de brefs moments de luminosité. Les couleurs chatoyantes avaient disparu. Le mulet, effrayé, se demandait ce qui se passait. D’un geste ample, l’oiseau déploya ses ailes et d’un battement gracieux provoqua une onde qui fit se mouvoir la surface de l’eau.
  • Regarde-toi dans le lac, dit la colombe.
Le poulain s’avança et examina son visage enlaidi à cause des vaguelettes qui déformaient son reflet. Il ne se reconnaissait pas.
  • Comment te trouves-tu ? demanda la colombe.
  • Je me trouve affreux, laid.
  • Maintenant, observe autour de toi.
Le poulain contempla le paysage autour de lui. Le tonnerre grondait au loin. Un vent violent faisait tanguer les arbres. Le panorama ne s’était pas amélioré. La colombe reprit.
  • Ta laideur a-t-elle rendu le paysage plus beau ?
Le poulain commençait à comprendre. La colombe poursuivit.
  • T’enlaidir n’embellira pas les gens. Te dévaloriser n’améliorera pas tes camarades. Au contraire, cela te diminuera. En revanche, en laissant briller ton potentiel, tu accompliras ta destinée et tu permettras à ceux qui t’entourent de faire de même. Tant pis si pour cela, certains doivent te détester.
La surface de l’eau retrouvait son calme. Le paysage reverdissait. Le poulain reconnut préférer son reflet naturel, celui qui le représentait tel qu’il est vraiment. Il prit alors la résolution d’exercer ses talents et d’utiliser tout son potentiel. Plus rien ni personne ne l’empêcherait d’être la meilleure version de lui-même.